L’interview : Ludovic Carème, Photoreporter

Le 29 novembre 2022
Photo d'illustration

Yakedhoiti : Bonjour à tous, bienvenue sur Cahweb, le média scolaire du collège Ali Halidi de Chiconi. Aujourd’hui, nous recevons Ludovic Carème, photoreporter dans des médias comme le journal Libération, Vogue, The Independent, L’Express, Le Monde ou encore le New-York Times, mais également photographe artistique avec une série de clichés et de portraits sur le Brésil. Bonjour Monsieur Carème.
Ludovic Carème : Bonjour Yakedhoiti, bonjour Mounissa

Yakedhoiti : Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Ludovic Carème : Je suis un photographe français qui a choisi de vivre au Brésil quand j’avais 40 ans, pendant près de 12 ans. J’ai commencé à travailler pour le journal Libération dès le début des années 90. J’y ai appris mon travail, j’ai fait beaucoup de portraits, mais pas seulement, aussi des reportages. Ensuite j’ai décidé de revenir à mes premiers amours, la photographie documentaire, et de m’y consacrer plus pleinement en arborant un travail documentaire sur le long terme, puisque ça m’a pris presque 10 ans pour faire deux travaux, un sur São Paulo et un autre en Amazonie.

Mounissa : Vous êtes né à Paris, vous avez suivi des études de photographie de l’ETPA de Toulouse. Pourquoi avez-vous choisi cette école ?
Ludovic Carème : Alors cette école… c’est une école, il n’y en avais pas tant que ça d’abord. Il y avait Louis Lumière, il y avait Les Gobelins à Paris, ensuite il y avait l’école d’Arles et puis celle-ci à Toulouse : l’ETPA. Il se trouve que j’avais une petite amie à l’époque qui vivait à Toulouse, alors je l’ai suivie et j’ai fait cette école.

Yakedhoiti : Quand la photographie devient-elle un art ?
Ludovic Carème : Aujourd’hui, plus que jamais, quand elle pose les problèmes. Quand on s’inscrit dans une démarche artistique, c’est pour… il faut quelque part, ce n’est pas de moi, mais de Didi-Huberman, qui dit : un artiste plus qu’aujourd’hui il doit aimer les problèmes. Il ne va pas les résoudre, mais les poser dans tous les cas. C’est ce que j’ai fait, je crois dans mes travaux en Amazonie et à São Paulo. Qu’est-ce que c’est être journaliste ? C’est révéler ce qu’on ne veut qui se sache… peut-être… je me dis ça.

Mounissa : Vous voulez témoigner de l’injustice et de la fragilité humaine. Comment transmettre cela par la photo ?
Ludovic Carème : Alors c’est du temps, en fait. C’est d’arriver à un endroit, de faire des rencontres, de tenter le plus possible de se mettre à la place d’un autre. Finalement, c’est une notion un peu littéraire d’être un autre et de le comprendre, de sauter le dialogue, et ensuite je photographie avec mes émotions.

Yakedhoiti : Avez-vous un message particulier à faire passer à travers vos portraits et vos photographies ?
Ludovic Carème : Des messages non, mais des questionnements.

interview-ludovic-careme-photoreporter

La bibliothèque nationale de Sarajevo en 1993
Ludovic Carème / Agence VU’

Yakedhoiti : Quel genre de questionnements ?
Ludovic Carème : Quel genre de questionnements ? C’est au visiteur, quand il se rend à une exposition, c’est à lui de décider, il a le choix. Il peut être touché ou pas, avoir des questionnements. C’est à lui de me dire.

Yakedhoiti : Ça peut dépendre…
Ludovic Carème : Ça peut dépendre, ça dépend de la sensibilité du visiteur de l’exposition. Je lui laisse le choix dans tous les cas. C’est peut-être éduquer aussi le visiteur. Je me considère plus comme un passeur qui va faire des immersions dans des univers très différents du mien, passer du temps, des fois 2 ans, ça peut m’arriver, ce n’est pas tout le temps, mais sur des périodes assez longues. Je passe la moitié de mon temps sur un sujet.

Mounissa : Nous savons que vous êtes photoreporter, notamment pour le journal Libération, mais également photographe artistique. Quelle est la différence entre le photoreportage et la photo artistique ? Est-ce la même démarche ?
Ludovic Carème : Alors, il faut comprendre qu’à Libération, c’est un journal qui a fait travailler des auteurs, c’est toujours un peu le cas, sur l’actualité. La photographie, ce n’est pas la vérité, c’est qui est derrière l’appareil, il faut assumer sa subjectivité. C’est une vision qui est très personnelle, que bien sûr j’ai envie de faire partager, pour ceux qui me suivent et qui vont voir mes expositions.

Yakedhoiti : Vous avez photographié des célébrités, notamment dans le monde du cinéma, comme David Lynch, Woody Allen, John Malkovich ou encore Morgan Freeman. Comment avez-vous réussi à les approcher ? Pourquoi ces choix de modèles ?
Ludovic Carème : C’est des contextes à chaque fois différent. Morgan Freeman, c’est au Festival de Deauville. Je suis à l’époque en commande pour le Figaro Magazine qui me demande de faire des portraits des stars. Il y a des journalistes qui passent devant, qui font les interviews, et moi je fais les portraits. Pour David Lynch, c’est au Festival de Cannes. Il se rend au Festival de Cannes, je crois que c’était en 2000, ça date un peu déjà, vous n’étiez pas nées encore, c’était il y a 23 ans. Et là, j’avais une carte blanche de Libération pour faire un peu ce que je voulais et je faisais surtout la photographie la nuit.
J’ai demandé à l’attaché de presse si je pouvais photographier David Lynch et il m’a expliqué un peu son emploi du temps, donc je lui ai proposé de prendre le train avec lui, de le rejoindre à Lyon et de faire la descente jusqu’à Cannes en TGV, de le photographier dans le train. Après il y avait Woody Allen, c’est une commande de Libération.
Et John Malkovich, c’est une commande pour le journal L’Express. Sachant que je travaille avec des personnes, j’ai des interlocuteurs dans une rédaction, ce sont des iconographes ou des directeurs de service photo qui font appel à des photographes selon leurs affinités, leurs centres d’intérêts. Evidemment, on savait que j’étais passionné de David Lynch ou Malkovich qui sont des acteurs que j’apprécie, comme Morgan Freeman ou Woody Allen.

Mounissa : Vous avez déjà publié deux livres Brésil Amazonie et Brésil São Paulo, parus le 3 octobre 2019. Pourquoi vous vous êtes intéressé à l’Amazonie et aux favelas du Brésil ?
Ludovic Carème : En fait, j’ai commencé par… je suis arrivé à São Paulo en 2007 et j’avais repéré une favela, qu’on appelle ici « banga », qui longe la « Marginal », qui est l’équivalent d’une autoroute qui mène à l’aéroport, et c’est vraiment un bidonville installé au-dessus d’un égout à ciel ouvert. Et je finis par y rentrer, faire des rencontres, et ça s’appelle « Água Branca » ce lieu, c’est le nom de la favela, qui veut dire en portugais, si on traduit en français, « les eaux blanches ». Ce sont des eaux très polluées et des personnes vivent là, qui travaillent durement, et qui n’ont pas les moyens de vivre dans d’autres conditions avec leurs enfants, c’est périlleux.
On connait ici, l’histoire est différente, mais les problématiques peuvent être parfois similaires. Et donc ce sont des descendants d’esclaves, venu du Nordeste qui sont venus dans une mégapole de 20 millions d’habitants pour chercher un avenir meilleur et aussi pour leurs enfants, pour qu’ils puissent poursuivre des études parce qu’ils viennent d’une région désertique très dure, très difficile ou c’est difficile de se nourrir.
Et puis j’ai photographié aussi des gens dans la rue. Vous avez vu, j’imagine. Et puis j’ai remonté les courants, parce que j’ai eu vent d’une histoire, ou d’autres personnes sont parties du Nordeste vers l’Amazonie, au début de la 2nde Guerre mondiale, en 1941, pour reprendre la production de caoutchouc qui avait été abandonnée. C’était l’effort de guerre du Brésil pour préparer l’industrie militaire américaine en vue de préparer le débarquement en France, mais c’était un territoire occupé par des indiens, des Kaxinawá (Huni Kuin), Asháninkas, Jaminawa, Yawanawá principalement. Et il y en a d’autres aussi, qui ont été décimés, et souvent des jeunes filles… Ces hommes ont fondé des familles avec ces jeunes indiennes et sont restés là, maintenus en esclavage.
C’était une histoire méconnue et ça m’intéressait de mettre en dualité l’Homme, l’être humain, la femme dans la nature en opposition à l’urbain, la sècheresse urbaine et l’humidité de la nature. C’était l’opposition qui m’intéressait et de voir ces personnes dans quelles conditions elles vivaient.

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Salif Keita
Ludovic Carème / Agence VU’

Yakedhoiti : Pourquoi vous vous êtes installé à São Paulo pendant plus de 10 ans ?
Ludovic Carème : C’était un rêve d’enfant de vivre un jour au Brésil, je crois que c’est ce qui m’a conduit au Brésil d’abord. C’est ce qui m’intéressait, en tout premier lieu, je crois que c’est la musique brésilienne.

Mounissa : Ce qui vous a motivé à rester là-bas pendant 10 ans ?
Ludovic Carème : Je n’ai pas prévu du tout de rester 10 ans, en fait. J’étais parti pour 1 an, 2 ans, 3 ans, peut-être 4 ans, et puis je me suis plu là-bas avec ma petite famille, on est resté. J’avais même peur de rentrer au Brésil avant. Je suis rentré au Brésil très tardivement parce que j’ai un peu voyagé, dans les pays autour du Brésil. J’avais peur de rentrer au Brésil, j’avais peur que ça me plaise, voilà je l’ai évité, en sachant que j’y allais un jour, je crois.

Mounissa : Comment avez-vous fait pour vous faire accepter dans les favelas de São Paulo qui est l’une des villes les plus dangereuses au monde ?
Ludovic Carème : Quand on est accepté dans la favela, en fait, on est très bien. C’est du temps passé, comme je vous l’ai dit au départ, de les comprendre, de comprendre ce qui se passe et de partager un projet avec la population dans lequel ils se reconnaissent. Que les choses soient claires et clairement définies. Et donc ils m’ont accepté et ils m‘ont fait don de leurs visages. Ils étaient partie prenante de ce projet parce qu’ils se reconnaissaient dans ce que j’allais faire. Et ils voulaient que ça se sache, leurs conditions de vie.

Yakedhoiti : Nous avons remarqué sur votre site que vous prenez majoritairement des photos en Noir et Blanc, pourquoi le Noir et Blanc plutôt que la couleur ?
Ludovic Carème : C’est tout à fait subjectif, parce que je préfère le Noir et Blanc, c’est aussi simple que ça. On va à l’essentiel. La couleur me perturbe un peu, j’aime bien aller à l’essentiel et le plus radical possible.

Mounissa : Que pensez-vous de l’évolution de la photo argentique vers le numérique ?
Ludovic Carème : Alors la photographie, c’est la mémoire, normalement. La photographie argentique, en tout le cas, c’est la mémoire. Et aujourd’hui, on ne sait pas trop parce qu’on peut tellement manipuler les images. On a pu le voir, des unes dans la presse avec des images achetées dans des banques d’images et retouchées et retravaillées. C’est peut-être autre chose, je ne sais pas comment le définir aujourd’hui. Il y en a encore qui respectent la matrice, les fichiers tels qu’ils existent, mais souvent, de plus en plus, vous connaissez ça par cœur avec les filtres, avec vos portables, on modifie un petit peu les données.

Yakedhoiti : Faites-vous des retouches à vos photos ?
Ludovic Carème : Alors ce ne sont pas des retouches, c’est un traitement. C’est comme si je faisais un tirage. On faisait des tirages argentiques et j’utilise un procédé aujourd’hui informatique. Pas moi, je le fais faire, parce que je ne m’intéresse pas beaucoup à la chose informatique, même si j’accompagne, mais bien sûr il y a un travail de développement même avec des fichiers numériques et de traitement d’images.

Mounissa : Aujourd’hui environ 30 millions de photos sont partagées chaque jour sur les réseaux, que ce soient des selfies, des images d’actualités prises au smartphone ou des images personnelles. Le fait d’avoir de plus en plus d’images ne nuit-il pas au métier de photographe professionnel ?
Ludovic Carème : Oui, toutes ces photos qu’on fait et que l’on ne voit plus jamais… finalement.

Mounissa : Mais est-ce que cela a des impacts ?
Ludovic Carème : Oui, bien sûr que ça a des impacts.

Mounissa : Quel genre ?
Ludovic Carème : Il faut faire attention aux réseaux, ça on le sait. Moi, quand je reçois une information, quand je lis une information, j’aime bien savoir qui me la dit, qui m’en parle. J’aime bien savoir qui fait la photographie, ça m’intéresse, qui est derrière.

Yakedhoiti : Qu’est-ce que vous en pensez, de ces photos qu’on publie chaque jour, chaque seconde, chaque minute sur les réseaux sociaux ?
Ludovic Carème : Il y en a tellement, c’est difficile. Comment se faire une opinion ? Je m’en méfie beaucoup. En fait, je connais la puissance des images et malheureusement je trouve que dans l’enseignement, elle est très peu étudiée, il y a très peu de cours de sémiologie. On est entouré d’images, mais elle est très peu étudiée finalement. Aujourd’hui, plus qu’avant, on peut encore manipuler les opinions donc.

Yakedhoiti : A votre avis par rapport aux photos d’un photographe professionnel et juste une photo qui a été publiée sur les réseaux, peuvent-elles être comparées ?
Ludovic Carème : Ça dépend de la photo, ça dépend de qui la fait.

Yakedhoiti : Ça peut être un simple internaute, et par rapport à un photographe qui a fait plusieurs années d’études.
Ludovic Carème : Ça dépend vraiment de la photo, en fait. Je ne peux pas, je ne peux vraiment pas avoir un avis sur pièce. C’est difficile de me prononcer, ça dépend de l’image que je vais lire et de la légende.

Yakedhoiti : Vous avez photographié des célébrités et des anonymes un peu partout dans le monde, aujourd’hui vous vous trouvez à Mayotte. Avez-vous d’autres projets à l’avenir, notamment pour notre ile ? Pouvez-vous nous en parler ?
Ludovic Carème : À Mayotte, je fais un travail sur les cadis de Mayotte, les juges en arabe. Ils sont au nombre de 18 et ils font les mariages, les divorces, ils règlent les conflits sociaux, familiaux, et donc je passe du temps avec eux, je les accompagne dans leurs missions. J’essaie de comprendre un peu où je suis et de faire des photos de l’ile, des paysages qu’ils peuvent chaque jour traverser, des personnes qu’ils peuvent rencontrer, et c’est pour la Bibliothèque Nationale Française.

Yakedhoiti : Pourquoi avoir choisi spécialement ce sujet-là au lieu d’autres sujets ? Il peut y avoir plusieurs sujets à Mayotte.
Ludovic Carème : Parce que l’histoire et la culture de Mayotte m’intéressent, notamment l’islam, l’influence sunnite, l’influence soufiste et en même temps une société matriarcale avec de forte influences Bantou, je trouvais ça passionnant. Et j’ai pu comprendre aussi qu’il y a des problématiques qui sont assez similaires, même si l’histoire est différente aujourd’hui.

Mounissa : Merci Mr Careme, le mot de la fin ?
Ludovic Carème : Un mot de la fin, c’est pour vous : étudiez, étudiez, étudiez le plus longtemps possible, écoutez votre cœur plus que votre cerveau.

Mounissa : Nous vous remercions d’avoir répondu à nos questions, à bientôt sur Cahweb.
Ludovic Carème : Merci.


Interview réalisé en partenariat avec Cahweb, le média scolaire du collège Ali Halidi de Chiconi

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